En mai 68, la prise de parole s'affiche sur les murs. Si les graffiti sont à portée de quiconque possède un pinceau, une bombe à peinture, un feutre, l'affiche était rare, réservée aux organismes disposant des moyens de les faire imprimer dans des imprimeries - qu'elles utilisent la technique typographique, au plomb, ou - de plus en plus répandue - en offset. La technique sérigraphique utilisée d'abord par les artistes américaines, permet en réalité une "démocratisation" de l'expression par affiches. Peu onéreuse: un cadre de bois, une trame, de l'encre, un racle, des fils avec des pinces à linge pour faire sécher les affiches suffisent pour sortir plusieurs centaines, voire milliers d'affiches sans avoir besoin de mécanique, à la main. Certains artistes français connaissent la technique.
"La chienlit c'est lui", Affiche illustrée, 1968
Le 8 mai 1968, l’Ecole des Beaux-Arts de Paris se met en grève, participant au mot d’ordre de grève générale lancé par l’UNEF et le SNESUP dans l’enseignement supérieur. Ils sont rejoints par plusieurs artistes, principalement du « salon de la jeune peinture ». L’un d’entre eux, Gérard Fromanger, utilise la presse lithographique de l’Ecole pour tirer à trente exemplaires l’affiche UUU (« Université, Usine, Union ») le 14 mai, le lendemain de la grève de 24 heures et des manifestations appelées par les syndicats universitaires et de salariés. La première idée est de vendre ces lithos au profit des étudiants, tout comme des artistes avaient vendu des œuvres au profit des comités Vietnam ou des Comités d’action lycéens les mois précédents. En fin de compte, les étudiants les collent sur les murs. Deux autres artistes, Rougement et Seydoux qui connaissent la sérigraphie font une démonstration aux Beaux-Arts le 15 mai, l’Ecole étant occupée de jour et de nuit. Enthousiasme de l’assemblée générale et immédiatement, 4 ateliers sont montés, et ne cesseront leur activité qu’à l’évacuation par la police le 28 juin. En vérité, l’Atelier populaire des Beaux-Arts (ou Atelier populaire) continue quelques jours dans les locaux du PSU (Parti socialiste unifié), où le matériel a été transféré, un policier amateur d’art aurait averti la veille discrètement selon certains… La dernière affiche est « La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts s’affichent dans la rue ».
Les sujets des affiches sont issus de propositions des occupants, mais de plus en plus de demandes provenant d’autres facultés, entreprises, lycées, quartiers. Le comité d’action de l’Ecole sert en quelque sorte de jury d’admission, puisque les projets lui sont présentés. Si 70% des affiches de mai-juin 1968 viennent des Beaux-Arts, ce ne sont pas les seules. En province, dans d’autres facultés parisiennes, les militants s’équipent aussi. Et les mouvements ou organisations se dotent également d’ateliers pour leurs propres activités.
La plupart des affiches présentées sont produites au printemps, mais d’autres sont ultérieures, et l’on constate d’ailleurs que c’est après l’été que les thématiques internationales occupent une place plus importante, avec l’invasion de la Tchécoslovaquie du 21 août 1968, ou le massacre des étudiants de Mexico du 2 octobre.
Tirées à des centaines, parfois à des milliers d’exemplaires, le papier de médiocre qualité - fins de bobines, utilisation de verso vierges d’autres affiches – ne facilite pas la conservation de celles qui n’ont pas été collées. Toutefois, il en demeure en général plusieurs exemplaires dans des collections publiques ou privées. Il n’en va pas de même pour les affiches manuscrites telles que nous en présentons certaines. Elles sont à chaque fois uniques, elles ont été conservées soit que leur enlèvement en fut facilité par la technique (il est aisé d’enlever des punaises ou le scotch), soit que, collées, elles ont été photographiées. La contemporaine possède dans ses collections de nombreux clichés. Alain Jesgon a beaucoup arpenté les rues de France pour en immortaliser les murs.
Repris, détournés par la publicité, ces affiches sont également adaptées par les mouvements sociaux contemporains, comme en attestent des affiches reprises au goût du jour par les grévistes de la SNCF, les soutiens aux réfugiés, ou les mouvements étudiants et lycéens en ce cinquantenaire.
Objets d’art ou pas selon les appréciations, ces images constituent en tous cas un témoignage permettant de (re)-connaître un certain « esprit de 68 », source pour la recherche et l’histoire assurément.
Robi Morder
Lien vers la collection de La contemporaine : https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011520341093gAPpef/from/a011520341094G3QQGB
Pour aller plus loin :
« L’atelier populaire de l’ex-Ecole des Beaux-Arts », entretien avec Gérard Fromanger par Laurent Gervereau. Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 11-13, 1988. https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1988_num_11_1_403852
Pierre Bouvier « La beauté est dans la rue » et « Art et politique : la Jeune peinture » ; Francis Parent « Artistes engagés, le singulier et le collectif », in Caroline Apostolopoulos, Geneviève Dreyfus-Armand, Irène Paillard, Les années 68, un monde en mouvement : nouveaux regards sur une historie plurielle, Nanterre-Paris, BDIC-Syllepse 2008.
L’histoire de l’Atelier populaire derrière les affiches de mai 68, sur France culture : https://www.franceculture.fr/histoire/affiches-mai-68